Les bonnes feuilles : Bungalow de Julien Blanc-Gras


Mais que fait donc Julien Blanc-Gras quand il ne voyage pas ? Il raconte, dans un style incisif et drolatique, ses voyages à travers des livres, des reportages, des chroniques.

Il ne nous a pas échappé qu’il venait de sortir un tout nouveau récit intitulé Bungalow. Cette fois, pas de voyage en solo, mais une escapade en famille avec la Femme (sa femme) et l’Enfant (son enfant). Une errance au long cours sans date de retour, sans non plus un itinéraire vraiment défini à l’exception du point de départ en Thaïlande. Lao Tseu n’a-t-il pas dit : « Un bon voyageur n’a ni plan établi ni destination. »

La nécessité, l’urgence, c’est de quitter Paris où depuis quelque temps le ciel se couvre de gros nuages lourds. Dans leur entourage, des mots (des maux) nouveaux fleurissent : dépression, divorce ou cancer. Quant à la Femme, elle frise le burn-out. Il est plus que temps de mettre les voiles. « Un voyage, ce n’est jamais une erreur », professe Julien. Alors, courage, voyageons ! Ça ira mieux pendant et après.




On ouvre le livre à la page 47

Le tuk-tuk qui nous alpague à la descente du bus se nomme Tiger (il assure qu’il s’agit de son vrai prénom).

Nous voilà à Siem Reap (« là où les Siamois se sont fait aplatir », littéralement), ville jouxtant le site d’Angkor, qui est au Cambodge ce que les pyramides sont à l’Égypte, un trésor national et une source de devises. La ville est moins étendue que je ne l’imaginais, calme et proprette (j’apprends que les habitants des bidonvilles longeant la rivière ont été relogés expulsés par les autorités). Tiger, qui m’appelle Bro, nous dépose à l’hôtel où le patron tente de nous vendre sa tournée des temples mais non merci on va se débrouiller tout seul.

Nous trépignons au petit matin devant le guichet d’accueil d’Angkor. Une fois nos tickets achetés, on nous informe que la Femme ne pourra pas accéder aux temples dans cette tenue. Elle porte un short. Nous nous faisons donc refouler pour cause de genoux. Caramba, encore un coup du patriarcat. Retour express à l’hôtel, où elle enfile une jupe longue afin de ne pas souiller les temples de son impureté de femelle tentatrice.

– Mais ils sont cons, non ?

L’Enfant ne comprend pas trop le principe – moi non plus, en vérité. Je lui explique que, dans les lieux considérés comme sacrés, dans toutes les cultures, on doit se comporter et se vêtir de manière respectueuse. On enlève son chapeau et on ne montre pas son cul. Certes, les genoux de la Femme (qui sont magnifiques) ne manquent de respect à personne mais tout le monde n’a pas la même définition de la décence. Nous sommes des visiteurs dans ce pays, on se plie à ses règles.

L’épisode est anecdotique, considérons-le comme un module dans le cursus de notre petit apprenti grand voyageur. Au programme ce semestre : décentrer son regard. S’adapter à un contexte inédit. Définir ce qu’on accepte de relativiser au nom d’un usage, ce qu’on refuse au nom de la dignité universelle. Repérer une embrouille de loin. Découvrir les vertus de l’incertitude. Expérimenter un autre rapport au temps. Les bénéfices d’un tour du monde valent bien ceux d’un doctorat. Les derniers apports des neurosciences démontrent que voyager favorise la création de nouvelles connexions cérébrales et stimule la mémoire. La recherche valide l’adage populaire : les voyages forment la jeunesse. Si tu valides tes acquis à l’issue de ce terrain, tu auras appris qui tu es – et tu sauras que tu peux être quelqu’un d’autre, car chaque étape est une renaissance.

Le lever de soleil sur Angkor Vat vaut son pesant de Machu Picchu. C’est notre première fois face au temple des temples, la huitième merveille du monde bâtie au XIIe siècle par Suryavarman II à l’apogée de l’Empire khmer et découverte remise à la mode par l’entomologiste Henri Mouhot en 1859. L’édifice qui a enclenché les ambitions françaises sur le Cambodge, le monument figurant sur le drapeau national, la fierté d’un peuple qui se relie à ses ancêtres par leur génie architectural, le chef-d’œuvre que même les Khmers rouges n’ont pas osé profaner dans leur appétit de destruction.

« J’ai eu une idée géniale (je pèse mes mots) : nous allons produire un podcast lors de cette aventure. Le premier guide de voyage pour les enfants raconté par un enfant. »

Angkor Vat s’offre à nos yeux éblouis et empâtés de sommeil, comme à ceux des centaines de visiteurs légitimement venus admirer la même chose que nous. Le spectacle est envoûtant quoique légèrement parasité par cet homme muni d’un tro, le violon traditionnel khmer, qu’il maltraite pour jouer la Lambada dans le but évident de nuire à l’humanité. Et non merci madame je ne veux pas acheter ta croûte représentant le temple au crépuscule car je l’ai en face de moi.

– Ça fait penser au palais du facteur Cheval, note judicieusement l’Enfant.

– Oui, c’est bien ça, coco. Attends, tu vas me répéter exactement ça dans le micro.

Car j’ai eu une idée géniale (je pèse mes mots) : nous allons produire un podcast lors de cette aventure. Le premier guide de voyage pour les enfants raconté par un enfant. Je cadrerai l’éditorial, mais c’est bel et bien notre fils qui racontera l’histoire, avec ses mots, sa spontanéité, sa hauteur de vue – autour d’un mètre trente. Je sors l’enregistreur, appuie sur REC :

– Alors dis-moi fiston que vois-tu devant toi ?

– Bah, c’est un temple.

– OK et il est comment ce temple ?

– Bah, c’est des pierres, quoi.

Pendant trois jours, nous sillonnons Angkor dans le tuk-tuk de Tiger(que j’appelle désormais Bro, moi aussi), sautant d’un temple incontournable et surfréquenté à une ruine égarée dans la jungle où, seuls au monde, on peut se prendre pour des explorateurs à peu de frais. Main dans la main,la Femme et l’Enfant évoluent dans une Angkor dépeuplée, décor de scénario postapocalyptique qui, si on laisse vagabonder son imagination dans la poésie des civilisations effondrées, laisse à penser que nous sortons d’une machine à voyager dans le temps au réglage indécis. Avons-nous atterri dans le passé ou le futur ?

Nous nous extasions devant le complexe du Ta Prohm surmonté de gigantesques arbres fromagers dont les racines dégoulinent sur la pierre sculptée des bas-reliefs, cathédrales végétales donnant envie d’écrire de grands aphorismes sur le génie et la vanité humaine finissant engloutis par la puissance de la nature et le temps long, alors pourquoi s’emmerder à faire quelque chose de sa vie, finalement ?

L’Enfant gambade en énonçant des phrases d’une ingénue beauté, quand le micro est coupé. Dès que je sors le matériel, il se raidit :

– Ouais, c’est des pierres, encore des pierres, toujours des pierres.

Je crois qu’il cherche à me faire passer un message qu’on pourrait résumer de la façon suivante : Papa, arrête de me gonfler avec ton podcast débile. Soit, n’insistons pas, laissons-le profiter du moment. Il doit déjà écrire un carnet de route dont il enverra les pages à ses camarades de classe, sorte de contrat pédagogique passé avec sa maîtresse ; c’est bien suffisant.

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Écrit par
Michel Fonovich
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