L’île Maurice, c’est tellement beau qu’on dirait un pays de fiction
Je t’écris de l’île Maurice, qui est l’un des plus petits pays à avoir enfanté un prix Nobel de littérature, en la personne de Jean-Marie Gustave Le Clézio. Certes, il y aussi Sainte-Lucie (Derek Walcott, 1992) et l’Islande (Halldor Laxness, 1955), mais concentrons-nous sur le sujet, si vous le voulez bien. JMGLC, Franco-Mauricien et lauréat 2008 de l’académie suédoise, a choisi l’île de ses origines comme cadre de son dernier roman, Alma, que je me suis procuré à Orly avant de me propulser vers l’océan indien, histoire de synchroniser les mouvements de mon corps et ceux de mon cerveau.
Maurice, j’y suis déjà allé : c’est tellement beau qu’on dirait un pays de fiction. Le Clézio, je ne m’étais jamais vraiment approché. Écrivain voyageur pourtant, mais patrimonial, et donc vaguement poussiéreux dans mes préjugés. J’ouvre l’ouvrage et me laisse emporter par les pérégrinations de deux personnages éloignés, bien qu’issus de la même grande famille de planteurs. L’auteur brasse la mémoire de l’ancienne Île de France, devenue une île-monde où se sont fondues les cultures venues d’Inde, de Chine, d’Afrique et d’Europe. On entend dans ces pages les accents créoles, les cris des esclaves, le chant d’une nature édénique. On tend l’oreille, on n’entend pas le dodo, oiseau aujourd’hui disparu, muet.
Le Clézio fait sonner des mots comme « corbijou » ou « tambalacoque »
Il nous présente des jeunes voyous, des vieilles excentriques et des petites putes. Il entr’aperçoit le fantôme de Joseph Conrad. Au fil du récit, le passé se heurte à ce présent où la canne à sucre, hégémonique visuellement, ne vaut plus grand-chose, où les spéculations immobilières font pousser marinas, centres commerciaux et palais touristiques au bord de l’eau. Pendant que je feuillette Alma, ma voisine de transat profite de ses vacances pour lire Le grand guide du responsable qualité. À ses côtés, un anglais bedonnant et tatoué commande une nouvelle bière face à l’océan parcouru de pédalos et de paddles crachés par la base nautique de l’hôtel dont la formule « tout inclus » permet de se cuiter au soleil sans hésitation budgétaire. Un enfant eurasien découvre la poésie de l’éphémère en construisant ses premiers châteaux de sable, sans connaître sa chance.
Demain, les habitants de cette plage tarifée partiront en excursion pour voir batifoler les dauphins à Rivière noire, ils iront admirer les nénuphars du Jardin pamplemousse ou visiter le marché de Port-Louis, la capitale au large de laquelle stationnent les lourds cargos de la mondialisation. Je suis un touriste dorloté dans un palais au bord de l’eau. Tout est simple, à part s’extirper du ghetto 4 étoiles.
Curepipe, Flic en Flac, Trou aux biches, Yémen, Montagne Cocotte, Bar-le-Duc…
Je m’évade en égrenant les toponymies merveilleuses chantées par la carte de l’île. Curepipe, Flic en Flac, Trou aux biches, Yémen, Montagne Cocotte, Cachette, Bar-le-Duc (oui), Poudre d’or Hamlet, Mamzelle Jeanne, Buttes aux Papayes, Sottise, Fantaisie. Et Alma. « Dans une île, le hasard n’existe pas », affirme le romancier. Je referme le livre pour plonger dans une somnolence idéale. On dit que le silence qui suit Mozart est encore de Mozart. Comme on s’endort en lisant Le Clézio, les rêves qui suivent sont encore de Le Clézio, doux, mélancoliques et nimbés de lumière.
Alma, J.M.G. Le Clézio. Gallimard.