Il fallait s’y attendre et ça ne loupe pas : avant d’atterrir à Papeete, la bobine de l’inévitable Antoine, grand ambassadeur de « l’art de vivre à la cool » apparaît sur les écrans de bord, barbu et chevelu à souhait. Voici notre chanteur opticien se shampouinant vigoureusement sous une cascade idyllique sous l’œil énamouré de vahinés aux seins pointus, barbotant dans le turquoise en compagnie de tortues de mer sous anxiolytiques, tripotant sans retenue des fruits mystérieux sur un marché aussi coloré qu’exotique avant de s’affaler, sans doute exténué par un tel programme, sur une plage de sable blanc équipée des cocotiers réglementaires inclinés à 45°. Le « rêve polynésien » n’est pas prêt de se dissiper.
Si loin de tout
Les Gambier, poignée de montagnes surgies du fond du Pacifique toutes emmitouflées de forêts de pins et d’acacias, ne rentrent pas pile-poil dans le moule de ces îles paradisiaques où la vie est si douce qu’elle en serait presque écœurante. Plus brutes, plus sauvages, un peu plus rêches au toucher et formidablement loin : deux avions par semaine et deux bateaux par mois sont les maigres et fragiles traits d’union avec Tahiti. Lorsqu’on gravit les 441 m du Mont Duff, point culminant de l’archipel, une brise marine presque frisquette rafraîchit les visages et rappelle que rien, mais alors absolument rien, ne sépare ces lambeaux de terre volcanique des immensités glacées de l’Antarctique. Un superbe isolement. Voilà en deux mots ce qu’évoquent les Gambier. « Nous, on est habitués, mais ça ne doit pas être facile pour des gens de la ville » constate Benoît, patron de l’une des rares pensions de Mangareva, l’île principale et la seule vraiment habitée. « Il n’y a pas grand-chose à faire pour les femmes… » rajoute Bianca, son épouse « sauf peut-être le ménage ou le jardinage… » Un programme qui ne manquera pas de susciter l’engouement de ces dames ! « Pendant deux ans, nous n’avons pas eu de pain. Le boulanger avait préféré se lancer dans la perliculture. Du coup, on a fini par le faire venir par l’avion de Tahiti. Les baguettes étaient toutes aplaties comme si elles étaient arrivées par fax ! » Le soir, les hôtes de la pension réunis devant une très appétissante salade de korori – le muscle de l’huître perlière- savent que le premier coup de fourchette se doit d’être précédé d’un bénédicité sauce locale. Pour Bianca et Benoît, fervents catholiques comme la quasi-totalité des Mangaréviens, le kaikai – le repas- se doit d’être béni.
Dieu passe en force
L’installation à partir de 1834 des Frères des Sacrés Cœurs de Picpus en a fait le berceau du catholicisme dans le Pacifique Sud. Les méthodes d’évangélisation quelque peu particulières du Père Honoré Laval ont grandement contribué au succès rapide et complet d’une divinité unique sur le panthéon des dieux mangaréviens : imposition d’une vie rigoureuse et hautement morale, châtiments corporels infligés en public, destruction systématique des tiki, les anciennes idoles… une conversion à coups de Pater, d’Avé Maria et de coups de pied au derrière. Un jour qu’un pauvre gars se prit à sourire pendant la messe, le bon père le gifla à toute volée. On ne rigolait pas tous les jours dans cette théocratie aux règles de fer. D’autant que les Frères introduisent dans l’île tout un lot de maladies en même temps que la bonne parole. La tuberculose, la variole, mais aussi l’exode massif des malheureux qui ne supportaient plus les brimades et les contraintes de la nouvelle société entraînent une chute de la population. De 2 121 habitants estimés en 1838, il n’en restait plus que 463 en 1887 ! Laval sera rappelé à Tahiti en 1871, mais aujourd’hui encore, sa figure austère et rigoriste est toujours très respectée et la moindre critique de son action serait parfaitement déplacée. Mieux vaut sans doute retenir l’étonnante fièvre bâtisseuse des missionnaires qui n’érigèrent pas moins d’une dizaine d’églises dans les îles principales ainsi qu’une cathédrale à Mangareva, aujourd’hui le plus grand et le plus ancien monument historique de Polynésie. « Les matériaux utilisés sont vraiment hors du commun », précise Dominique Touzeau, l’architecte en charge de la restauration de la cathédrale démarrée en février 2010. Les moellons sont en pierre de corail (punga et verota), jointoyés à la chaux, la charpente est faite d’arbres à pain, les voûtes sont en joncs ligaturés et suspendus avec du nape, de la bourre de coco tressée. Il a fallu retrouver des techniques disparues pour se rapprocher autant que possible du bâtiment originel. « Au fil des ans, la cathédrale s’était bien éloignée du modèle initial. J’avais peur que la population se sente dépossédée de son monument. Alors, de gros efforts de communication ont été faits, on a ouvert les portes du chantier toutes les semaines, au point qu’aujourd’hui les gens se sentent vraiment impliqués dans cette restauration. » Pendant ce temps-là, Jimmy perché sur son échafaudage, gratte les clochetons de la tour en vue d’un prochain coup de pinceau. Originaire de l’île Rapa, il fait partie de ces huit ouvriers que Dominique aimerait pousser afin qu’ils puissent se charger de la restauration d’autres monuments. « Après la fin du chantier en septembre, je dois partir en France du côté de Thouars pour suivre un stage de tailleur de pierre. J’espère que je vais pouvoir supporter votre hiver ». Jimmy s’éponge le front d’un revers de bras et se retourne pour contempler l’île à ses pieds. De là-haut, les terres émergées semblent se diluer en couleurs d’absinthe au contact de la mer. Qu’elle semble loin la campagne des Deux-Sèvres…