Comment avez-vous découvert le gamelan ?
Pendant mon enfance en Australie, j’entendais souvent parler de l’Indonésie. A 12 ans, j’ai même eu des cours d’indonésien. J’entendais parfois des disques de gamelan mais ceux dont je suis vraiment tombée amoureuse sont les enregistrements que le label Nonesuch a réalisé sur l’île de Java. Ils saisissent parfaitement le raffinement du gamelan de cour, sa beauté rêveuse, sa richesse océanique. Le genre de son dans lequel on peut se perdre…
Je n’étais jamais allée en Indonésie jusqu’à des vacances en 2015. J’ai enfin peu m’asseoir au milieu de grands orchestres de gamelan, à Bali et à Java. Bien sûr, faire cette expérience, s’immerger ainsi dans ce son procure des sensations bien plus profondes qu’une simple écoute de disque. Sam Mills, mon partenaire, et moi avons rencontré Gondrong Gunarto, un compositeur multi-instrumentiste installé à Solo, sur l’île de Java, et nous nous sommes immédiatement très bien entendus. Nous préparions les 50 ans d’un album des Beatles, Revolver, et nous avons décidé d’enregistrer avec lui une version de Tomorrow Never Knows basée sur le gamelan. Ce premier enregistrement nous a donné envie d’en réaliser d’autres…
La plupart des voyageurs européens qui reviennent d’Indonésie semblent avoir raté leur rencontre avec le gamelan. Comment l’expliquez-vous ?
Le gamelan est l’une des plus importantes traditions orchestrales non-occidentales. L’instrument peut sembler exotique. Les Occidentaux sont surpris par son son. Sa gamme, qui n’est pas constituée de 12 notes, comme en Europe, peut désarçonner l’auditeur. C’est un instrument à la fois raffiné et viscéral. Il est secrètement relié à la culture de la trance qu’on trouve dans tout Java et même toute l’Indonésie. Le gamelan est protéiforme. Des compositeurs contemporains extraordinaires, comme Aloysius Suwardi, qui est de Java, ou Wayan Gde Yudane, qui est de Bali, s’en servent.
Le gamelan a laissé une trace profonde dans la musique occidentale du vingtième siècle, au travers de compositeurs visionnaires comme Claude Debussy ou Erik Satie, ou encore Olivier Messiaen, John Cage, Miles Davis et bien sûr Steve Reich ou Philip Glass. En fait, si vous montrez un peu d’intérêt pour la musique, le gamelan est vite incontournable. Son univers esthétique a inspiré de nombreux travaux sur la texture sonore, sur les idées d’ambiance, de trance ou de répétition, et on le retrouve donc dans l’ADN de nombreuses créations électroniques.
Mais je ne pense pas qu’on ne devrait voir le gamelan qu’à travers des yeux d’Occidentaux. Le gamelan et la culture javanaise et balinaise en général sont liés à l’Inde. Ma famille vient du district de Thanjavur, dans l’Etat de Tamil Nadu, au sud de l’Inde, qui a été le berceau de la dynastie des Chola. Leur empire s’étendait sur toute l’Asie du sud-est. Jouer du gamelan éveille donc chez moi de profondes connections.
Mais que devient le gamelan aujourd’hui ? A part, bien sûr, une curiosité pour touristes dans les halls d’hôtel ?
Inévitablement, toutes les pratiques traditionnelles sont menacées par les modes de vie urbains et la globalisation culturelle. De plus, le gamelan déplait aux fondamentalistes islamiques, dont l’influence augmente. Mais la pratique du gamelan et d’autres arts comme le théâtre d’ombres reste populaire. Elle constitue encore une part importante de l’identité indonésienne, en particulier à Java et à Bali. L’Indonésie est d’une immense richesse musicale et le gamelan n’en est que l’une des perles…
Vous avez séjourné longuement en Indonésie pour préparer ce nouvel album. Quels souvenirs en gardez-vous ?
Sam Mills et moi avons écrit toutes les chansons de l’album avant de décider d’enregistrer avec des musiciens javanais. Les adapter au gamelan a été une véritable aventure. Nous avons passé un mois à Solo avec Gondrong et son groupe. Nous concevions des arrangements pour chaque chanson puis les enregistrions. Parce que ces gongs sont grands et nombreux, nous devions aller enregistrer là où ils étaient installés. L’un des musiciens avait entreposé des gongs au son merveilleux dans une maison ouverte, de style joglo. C’était très beau mais ce n’était pas très pratique : on entendait les trains et la circulation.
Les sessions d’enregistrements étaient ponctuées de plats locaux, comme le nasi goreng, le riz frit, et grandes tasses de café javanais, qu’ils servent sucré avec du lait concentré. Nous avons eu la chance de voyager à travers Java. Djakarta est une ville gigantesque, très moderne, mais Solo et Yogyakarta méritent d’être visitées. Dans l’est de Java, nous sommes aussi allés voir le volcan de Bromo, qui est toujours actif, puis avons pris le ferry pour Bali. Bali est magnifique mais vous y êtes toujours extrêmement conscient de n’être qu’un touriste, alors qu’à Java, vous pouvez disparaître, vous fondre dans la vie quotidienne des habitants.
Pourquoi avoir choisi le titre « Ghost gamelan » pour ce nouvel album ?
Il y a plusieurs raisons… Le mot « gamelan » désigne à la fois la musique, les instruments et les gens qui en jouent. Nous aimions l’idée d’être nous aussi des gamelans, de faire partie d’un grand orchestre qui inclurait les musiciens javanais mais aussi le grand batteur Charles Hayward ou la percussionniste française Lucie Antunes. Gondrong et ses amis, eux, aimaient l’idée d’être des « ghosts », des esprits, d’avoir une identité transitoire, de créer une musique qui se faufilerait entre les traditions et la pop. L’invisible est au cœur de la culture javanaise, qui est marquée par l’animisme. Sa musique est souvent utilisée pour accompagner la trance. En même temps, plusieurs chansons sont des méditations sur la mortalité, le temps qui passe, le caractère éphémère de toute chose…
D’une certaine façon, nous sommes tous les fantômes des enfants que nous avons étés. De plus, tous les musiciens dialoguent avec les fantômes de musiciens disparus. Ils attendent une mystérieuse inspiration puis font des gestes, appuient sur des touches ou soufflent dans des tuyaux, mais le résultat, comme l’intention, est toujours impalpable et invisible.
Où vous mènera votre prochain voyage ?
Je pense retourner en Indonésie pour continuer à explorer l’archipel. Il y a là-bas tant à voir et tant de musique à écouter…
« Ghost gamelan »
(Naïve)
Propos recueillis par François Mauger