À l’époque, l’Europe comptait un pays de moins. La Slovaquie n’avait pas encore fait sécession avec la Tchéquie. Bratislava était la principale ville de la province — mais Prague, en plus d’être le cœur de la légendaire Bohême, avait droit au titre de capitale tchécoslovaque. Comment ne pas être jalouse ? Prague la romantique avait tout pour elle : des touristes, une architecture unique au monde, ses grands écrivains, son grand homme (Vaclav Havel).
Elle venait de faire sa Révolution de velours, prouvant au monde, admiratif, qu’il est possible de chasser les chars soviétiques sans tirer un coup de fusil… Comble de l’humiliation, sa géographie minimise la Slovaquie : elle est située dans les « Petites » Carpates. Elle est bordée d’un beau fleuve bleu — le Danube — mais de l’autre côté de celui-ci se trouve une rivale flamboyante : Vienne. Comme cela doit être agaçant.
Les brouets de Bratislava
J’ai visité Bratislava pour son centre historique, au demeurant charmant, mais on en fait vite le tour. La fierté de la ville reste son château, pâtisserie couleur crème surplombant le fleuve. Pour ne rien arranger, c’était l’hiver, il faisait froid. Et tout paraissait gris. Dans ces cas là, en voyage, on marche pour se réchauffer. Et on attend le repas du soir, pour se réconforter…
On m’avait conseillé un restaurant de spécialités slovaques — paraît-il le meilleur de Bratislava. Comme souvent dans les pays de l’Est, la carte proposait un plat unique. En disséquant du regard la viande bouillie auréolée de petits pois – négligemment servie par un serveur au regard las — je n’osais imaginer le pire restaurant de la ville. Croyez-moi, je n’ai rien contre les petits pois. J’en ai goûté de fabuleux chez Marc Meneau, à Vézelay. Le chef 3 étoiles les préparait sous forme de soupe – une recette de sa grand-mère – assaisonnée aux lardons.
Vous commencez à me connaître. Au Mexique, je raffole des tacos au poulet. J’adore la Thaïlande pour sa cuisine épicée. L’Inde itou. Dans les îles caraïbes, je ne rate pas une occasion de dévorer une langouste grillée. Alors franchement, pour un enfant gâté de la gastronomie mondiale, les brouets de Bratislava, ça ne passe pas. Problème : j’avais prévu d’y séjourner une semaine, l’hôtel était payé d’avance. Et j’avais épuisé les attractions touristiques en deux jours. Le second soir, je n’ai pas résisté à la tentation : j’ai traversé le Danube – tel un contrebandier — direction Vienne. À moi les schnitzel et les apfelstrudel ! Saupoudrés de cannelle…
Le ventre plein du contrebandier
Je suis retourné le lendemain au pays de Mozart, pour bruncher. D’un assortiment de saucisses, idéal en cette saison : fumées au fromage, fourrées aux épices ou badigeonnées de moutarde à l’estragon. Mon vocabulaire germanique s’est enrichi de deux mots : bratwürste et käsekrainer. Trois jours durant, je me suis régalé d’escalopes panées, de gnocchis, de cafés sucrés nappés de chantilly, de pâtisseries. On a tendance à l’oublier, la capitale autrichienne est le berceau des fameuses viennoiseries. Elle a un autre atout : sa cuisine bourgeoise, servie dans des auberges traditionnelles aux murs lambrissés : foie poêlé, boudin noir, pot-au-feu et goulash.
Après cela, piteusement, je reprenais la route, je retraversais le pont. Je saluais au passage la grande pâtisserie du château de Bratislava. Je l’avoue, j’avais un peu pitié d’elle. Les douaniers autrichiens trouvaient ce petit jeu amusant. Pensez donc : dormir en Slovaquie et venir chaque jour à Vienne, juste pour se sustenter ! Ils n’avaient pas souvent affaire à pareil gourmand. La réputation des Français était sauve.
Dernier ouvrage paru : Au milieu de nulle part… et d’ailleurs (Arthaud Poche).