Odessa, les jours heureux

C’était en 2010. Dans AR Magazine no 2, on publiait un reportage réalisé à Odessa par Matthieu Raffard et Albéric d’Hardivilliers : une évocation mélancolique de quelques jours d’été passés au bord de la mer Noire sous le joli titre de « Jours heureux à Odessa ». C’était avant l’annexion de la Crimée, avant la guerre du Donbass, avant l’invasion de l’Ukraine. C’était avant que Poutine, oppresseur de son peuple, ne décide d’en soumettre un autre à sa tyrannie. Comme ils sont loin aujourd’hui ces jours heureux.

Je suis arrivé à Odessa par le train de nuit en provenance de Lviv. C’était un train soviétique dont la lenteur saccadée, dès les premiers mouvements, m’a rappelé ceux que j’avais pris, quelques années auparavant, pour traverser les steppes kazakhes et rejoindre la mer d’Aral. Une de ces machines ombres au confort désuet, aux sièges de skaï bleu, aux fenêtres couvertes de dentelles défraîchies où le sommeil s’étire le long de la nuit, entrecoupé de rêves aux noms de gares incertains.

Odessa. Trois syllabes élégantes et propres, sans exotisme, sans consonnes barbares.

Au réveil, le paysage avait changé et ressemblait presque aux plaines jaunes et sèches d’Anatolie. Sans la mer qui longe la presqu’île de Crimée, je me serais cru arrivé en gare d’Erzurum. Mais, justement, il y avait la mer. Et c’était elle que j’étais venue chercher ici, pour trouver, loin de chez moi, un air de vacances et d’éloignement, une nouvelle manière de voir peut-être, une autre façon de passer l’été.

L’idée d’Odessa

Odessa ne faisait pas partie de mon imaginaire, ce n’était pas une de ces villes, comme Kashgar, Valparaiso ou Hanoï dont j’avais longtemps rêvé avant d’y passer enfin. Odessa ne me disait rien. Je n’avais personne à y retrouver, pas d’amis ni de famille, pas de musée à visiter ni de héros dont suivre les traces. C’est son nom qui m’a accroché : Odessa. Trois syllabes élégantes et propres, sans exotisme, sans consonnes barbares. Son nom et rien d’autre peut-être qu’une incapacité à rester immobile. Il me fallait enfin quitter Paris. Retrouver pour quelques mois le goût de la poussière et du soleil.

De vieux restes d’histoire revenaient en surface et se mélangeaient: Staline et Churchill passaient sur l’escalier Potemkine, un air d’entente plus ou moins cordiale sur le visage, détendus, en villégiature. J’imaginais donc une sorte de Deauville russe chargée d’histoire, mais rien ne m’avait préparé aux grands boulevards à l’architecture décousue, aux hommes d’affaires vulgaires, boudinés dans des chemises à fleurs qui apportaient une heureuse touche de couleur à leurs « Hummer » noirs et obèses aux volants desquels ils plastronnaient.

« Pour moi, l’amour, c’est très important »

Odessa ne ressemble pas à grand-chose de connu. Apparemment, il n’y a rien qui vienne relier entre elles les grandes tours de verre fumé et les villas du XIXe, les églises orthodoxes et les délires néo-kitsch. Rien non plus ne m’avait préparé, au détour d’une rue, à tomber sur un groupe de touristes empestant la crème solaire. Ils devaient être une trentaine à attendre un tramway qui, à voir les bouées aux bras des enfants, devait desservir une plage à la sortie de la ville. Je montai. Après une longue route bordée d’arbres derrière lesquels on devinait parfois au loin la silhouette d’un sanatorium, tout à coup, au détour d’un virage, la mer est apparue, portant à son comble l’excitation des enfants.

Arizona café

À peine descendu sur la plage, je tombai sur un groupe de jeunes filles : Russes, Ukrainiennes, Biélorusses, Polonaises… leur beauté m’a surpris, le sourire simple qui se dessinait sur leur visage aussi, pour ne rien dire de l’air d’innocence qui se cachait sous leurs airs de «filles de la mafia». Irina, petite rousse à taches de rousseur était la seule à parler un peu anglais, elle connaissait même deux ou trois mots de français appris à l’Alliance Française de Minsk. «Baguette», bien sûr, mais aussi «anticonstitution- nellement». Elle et sa famille venaient ici depuis des générations se reposer de l’hiver de Moscou, oublier un peu le froid et les toques de fourrure, danser aussi.

Elle me conseilla de venir le soir, à la nuit tombante, un peu à l’ouest de la plage, boire un verre dans un de ces bars surprenants du genre Las Vegas du pauvre. Nous nous sommes retrouvés vers 21h à l’Arizona Café. Le décor? Carton-pâte, fûts de bière, cactus géants, serveuses « Pocahontas » et la mer à perte de vue sous un déluge de techno crachée par des enceintes mal réglées.

Rencontres

Irina m’a présenté Elena qui connaissait Adriana grâce à qui j’ai rencontré Olga, une brune à la peau encore salée, le visage brûlé de soleil. Olga me regardait avec une intensité presque dérangeante qui laissait à penser que, sous ses lunettes Gucci, se cachait en fait une âme raffinée prête à citer Pouchkine. Nous nous sommes entretenus de Sophie Marceau et de Catherine Deneuve, modèles de beauté incontestés, des coutumes sexuelles d’ici et d’ailleurs, de ses souhaits et de ses envies qui tenaient en une phrase : « pour moi, l’amour, c’est très important ».

La vue de leur bonheur me réconcilia un moment avec l’idée de l’innocence.

Bref, je passais la soirée à la regarder, étonné de la voir profiter avec autant de simplicité d’un bonheur dont je doutais moi-même. Rien, dans ce décor hallucinant où rôdaient quelques Australiens, ne semblait devoir l’empêcher de jouir du soleil et de ses vingt-deux ans. À ce moment, je me sentis vieux et usé, incapable d’autant de bienveillance et de spontanéité. Sur le chemin de l’hôtel, je croisai Vladimir, un Russe du Baïkal en convalescence dans un des sanatoriums du coin. Kuyalnik ? Une eau miraculeuse ? J’irais demain.

Devant mon hôtel, un dresseur de singes attirait de jeunes couples qui s’amusaient des facéties de l’animal. La vue de leur bonheur me réconcilia un moment avec l’idée de l’innocence.

Photographies : Matthieu Raffard

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Écrit par
Albéric D'Hardivilliers
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