Je t’écris de Berlin où, en descendant de l’avion, on arrive directement dans la salle des bagages. Les valises arrivent quatre minutes plus tard. Aucun pays ne justifie ses stéréotypes plus rapidement que l’Allemagne : c’est vrai que ces gens sont ponctuels et bien organisés. La dernière fois que j’ai mis les pieds dans cette ville, c’était le 31 décembre 2000. Je ne me souviens pas de tout, parce que j’avais consommé des substances qui altèrent la mémoire, mais je me souviens que les Allemands étaient déjà ponctuels et organisés. À l’époque, Berlin-Est ressemblait encore un peu à une ville de l’Est ; le mur écroulé structurait toujours la ville. L’architecture inflexible de la Karl-Marx-Allee écrasait le camarade touriste sous le poids de sa rectitude et le vent d’hiver restait à la porte des hangars électroniques où venait mourir le xxe siècle. Je m’étais perdu sous les effets conjugués de l’architecture socialiste et des drogues de synthèse et ça ne m’avait pas posé de problème, car seul celui qui sait se perdre peut se trouver.
Aujourd’hui, Berlin est un poste avancé de l’hipsterisation du monde, avec ses trottoirs végétalisés, ses baristas barbus- tatoués, ses toilettes all gender, ses burgers vegan, son yoga comme religion. On comprend bien que des bataillons de jeunes européens créatifs se soient rués sur cette ville lors de la dernière décennie. La densité moindre favorise l’esprit de tolérance et les loyers peu élevés. Mais la phase d’hipsterisation atteint son seuil critique d’embourgeoisement, comme en atteste à la fois la prolifération des vélos cargos et les ravages du tourisme en vols low-cost. Je suis un cas typique. Je loge à Prenzlauerberg, entre un magasin de jouets d’occasion qui tire sur la corde de l’ostalgie et un libraire qui débite du développement personnel. Je sillonne la ville en bicyclette de la tour de télé à la porte de Brandebourg. Je lézarde au Tiergarten en songeant aux slogans climatiques qui bombardent les murs de leur urgence apocalyptique. Comme tout bon Français indiscipliné, je subis le regard désapprobateur de l’autochtone quand je traverse alors que le feu piéton est au rouge. Je me sens un peu arriéré et j’aime ça.
C’est les beaux jours, je fais du bateau sur la Spree en engloutissant des mares de bière et des montagnes de currywurst (ai-je déjà dit que les stéréotypes fonctionnaient bien dans cette ville ?). Le soir venu, avec mes amis qui viennent à Berlin « trois fois par an », j’arrive devant une ancienne usine de briques rouges, immense et bariolée de street-art revendicatif, reconvertie en lieu de teuf pour nantis. En sourdine, une vieille house émane du sous-sol pour me propulser vingt ans en arrière. Une jeune femme danse toute seule dans la lumière du crépuscule et sur le toit d’immeuble, vigie extatique perchée sur le cœur de l’Europe. Elle s’offre une capsule de liberté. Elle n’était sûrement pas née en l’an 2000.
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