Amusons-nous à pointer la Lycie sur une carte. Rappelons pour les niais et les analphabètes qu’elle est encadrée par la Pamphylie à l’est, par la Carie à l’Ouest, par la Pisidie et la Lydie au nord, provinces qui elles-mêmes se trouvent au sud de la Phrygie… N’est-ce pas tout de suite beaucoup plus clair ? Fort heureusement, tous ces vieux royaumes de métèques idolâtres se sont fondus pour plus de commodité, dans la très grande et très pieuse Turquie de son Excellence Recep Tayyip Erdogan.
Comme on pouvait s’en douter, la Lycie était peuplée de Lyciens. Dans l’Illiade, ces derniers se battent avec bravoure aux côtés des Troyens et de leur bon roi Priam. Plus tard, les Lyciens en colère se distinguent dans leur opposition à la loi Devaquet. Chaque époque a les héros qu’elle mérite. Longtemps isolées en raison du relief tourmenté de l’arrière-pays, ces anciennes colonies grecques de la mer Égée baignent dans la culture gréco-romaine sous l’égide de Byzance jusqu’au XIVe siècle avant de plier l’échine sous le cimeterre ottoman. Un long chemin de randonnée, imaginé en 1999 par Kate Clow, une Anglaise férue de trekking et d’histoire, se faufile au cœur d’une nature revêche, semée de ruines millénaires. Les 535 km entre Fethiye et Antalya se dégustent à petites gorgées comme un vieux raki le long d’une succession de sentiers muletiers, d’anciennes routes romaines et de chemins de chèvres. La Voie lycienne est probablement le meilleur moyen de joindre l’antique à l’agréable.
Antiques querelles
Le maquis méditerranéen n’est pas toujours aussi sec qu’on le pense… Malgré des débuts prometteurs sous un ciel décapé par le vent, la marche se poursuit sous des baquets d’eau tiède déversés par des nuages pressés de se soulager. Les fleurs roses toutes chiffonnées des cistes de Crète s’inclinent sous le poids des gouttes et les semelles glissent sur les racines des genévriers luisantes comme une brassée de boyaux tout chauds. Alors que le sentier redescend vers la côte, des ruines surgissent au milieu des pins noirs. Selon Strabon, ce géographe un peu louche, Olympos était l’une des vingt-trois villes constituant la Ligue Lycienne, une confédération de cités libres, brève parenthèse d’indépendance avant que la contrée ne soit balayée par les Perses Achéménides, puis absorbée par l’Empire romain. Les Lyciens, marins habiles et hardis, s’abandonnaient hélas plus que de raison aux honteux plaisirs de la piraterie. Rome ne pouvait tolérer une telle chienlit sur une côte aussi stratégique pour ses routes maritimes vers le Levant. En – 78, le consul romain Publio Servilio Vatia Isaurico accompagné d’un Jules César encore stagiaire — il n’avait que 22 ans — conquit Olympos après avoir réglé leur compte aux pirates. Des pièces de monnaie exhumées dans les vestiges de l’agora portent côté face la tête de Bellérophon et côté pile la silhouette de la chimère. En dépit de ce nom ridicule qui lui valut quolibets et moqueries durant toute sa scolarité, Bellérophon monté sur le cheval ailé Pégase débarrassa la Lycie de ce monstre mi-lion, mi-chèvre affublé d’une queue de serpent et crachant du feu, que Zeus avait acheté en kit un soir de biture dans un magasin Ikea. Aujourd’hui, la chimère n’est plus qu’une flamme de méthane jaillissant de la roche sur les hauteurs d’Olympos à peine plus lumineuse qu’un pet flambé.
Nom de Zeus !
Une trentaine de kilomètres plus à l’ouest, des chèvres broutent avec entrain les pelouses recouvrant les temples à moitié enterrés de Limyra. Des fûts de colonnes ioniques, des bas-reliefs effondrés, des arcs brisés émaillent les herbes folles saupoudrées de coquelicots. Dans les nombreux ruisseaux qui serpentent au milieu des tombeaux en forme de barques renversées, des grenouilles zébrées d’un joli vert pistache se rafraîchissent les cuisses. En Lycie, la mythologie n’est jamais bien loin. Si les pierres roussies par le temps évoquent la grande Histoire, elles chuchotent aussi les chroniques épiques de divinités au caractère bien trempé. Limyra, la capitale de la Ligue, accueillait chaque année les émissaires de chaque cité de la confédération qui jusqu’au VIIe siècle tenaient leur assemblée près d’un sanctuaire dédié à Létô. Cette déesse, rebaptisée Latone par les Romains, fricota avec Zeus avant qu’il n’épouse Héra — Junon en version latine — et conçut de cette union frivole Apollon et Artémis. Le poète Ovide raconte dans ses Métamorphoses comment la mère Junon, mégère rancunière et intraitable, harcèle la pauvre Latone et la contraint à prendre la fuite en compagnie de ses deux marmots. Réfugiée en Lycie, la malheureuse, assoiffée par sa course effrénée, s’approche d’un étang pour s’y désaltérer, mais une troupe de culs-terreux mal embouchés décident de l’en empêcher. Latone, qu’il ne faut tout de même pas trop chauffer, transforme ces misérables canailles en grenouilles. Le lecteur curieux, amateur de soap-opéras célestes, pourra toujours revivre cet épisode haletant au bassin de Latone dans les jardins de Versailles. (…)
Le nirvana à Arykanda
C’est qu’il reste encore un peu de chemin à faire… Plus au nord, un soleil déclinant allume des lueurs blondes sur les vieilles pierres d’Arykanda. La ville, lovée dans le creux d’un cirque montagneux, était habitée jusqu’au XIe siècle, mais n’a été redécouverte qu’en 1838. Sur les flancs des collines flottent des rêves de terrasses envahies par les herbes, de nécropoles aux tombes rongées de lichens et de murs cyclopéens aux faux airs de ruines incas. Des pins se sont invités dans les gradins du petit théâtre et attendent depuis 2 000 ans l’entrée des artistes. Arykanda passait pour une cité de fainéants et d’hédonistes, de tire-au-cul criblés de dettes qui passaient leur vie à s’encanailler aux thermes. À vrai dire, comment dans un tel décor, ne pas avoir envie de poser son sac et de s’allonger à l’ombre des oliviers pour regarder la course des nuages dans le ciel ou y piquer un roupillon ? Une source glougloute entre deux colonnes effondrées. On pense à ces retraites où les poètes latins coquins venaient cacher leurs nymphes languissantes. Après avoir quitté à regret cette douce thébaïde, le chemin gravit la montagne et gagne bientôt une forêt de cèdres emmitouflés de lichens. La lumière ruisselle à travers les ramures. Un taureau bossu comme le Minotaure complote un mauvais coup dans l’ombre triste des grands arbres. On ne serait guère surpris d’apercevoir un satyre à pied de bouc lutinant une ménade derrière un fourré. Le vent fait couiner un vieux tronc. La coutume veut que l’on se taise afin de laisser les dieux converser entre eux. Mieux vaut sans doute aussi cesser d’écrire pour ne pas les froisser…
La Voie lycienne
Balisée en 1999, la Voie lycienne relie Antalya à Fethiye sur 535 km. Ce chemin de grande randonnée classé parmi les dix plus beaux du monde par le Sunday Times passe par 25 sites historiques. On peut en parcourir la totalité en un mois. Gîtes et pensions sont suffisamment bien répartis le long de l’itinéraire pour ne pas devoir porter son matériel de camping, mais le dénivelé cumulé par les nombreuses montées et de descentes peut être important. Cela démarre tranquillement du côté de Fethiye pour se corser progressivement en direction d’Antalya. Il est préférable d’éviter les chemins de calcaire en été pour éviter les grosses chaleurs (environ 38 à 40 °C) et le manque d’eau par endroits. Le printemps et l’automne (mars-mai ou septembre-novembre) sont les meilleures périodes pour apprécier le sentier sans douleur. Prévoir cependant au moins trois litres d’eau par jour.
Allez-y si…
Vous êtes un amoureux de vieilles, très vieilles pierres, vous aimez le vrai jus d’orange avec de la pulpe qui flotte au-dessus (les oranges de la ville de Finike ont été élues « meilleures oranges du monde » en 1994), vous cherchez un coin peinard pour vivre dans un tonneau comme Diogène qui ne se nourrissait que de lupins et de pieuvres crues, vous ne parvenez pas à trouver la Renault 12 de vos rêves sur le Bon Coin (vous devriez ici vite faire affaire).
Évitez si…
Les amours compliquées des dieux et des déesses vous ont toujours donné mal de tête (il est très difficile de s’en affranchir sur la Voie lycienne), vous confondez Lycie, Lydie et Libye, vous préférez soigner vos mélanomes sur les plages d’Antalya (80 % des touristes de la Riviera turque ne viennent que pour rôtir sur le sable).
PRATIQUE
Y aller
Pegasus Airlines assure des vols pour Antalya avec escale à Istanbul. A/R à partir de 200 €. Au total 6 h 30-7 h. www.flypgs.com
Avec qui
Allibert propose un voyage de 12 jours de randonnée sur la voie lycienne, « The lycian way » à raison de 5 h de marche en moyenne et 600-800 m de dénivelé positif, groupe de 5 à 15 avec accompagnateur francophone. Hébergement en hôtel ou « pansiyon ». À partir de 1 295 €. Sinon, le circuit « La côte lycienne » propose 8 jours dont 5 jours de rando à 995 €. Tél. : 04 76 45 50 50, www.allibert-trekking.com
Hébergements
Olympos Asik Pansiyon. une pension à Olympos pour les petits budgets, 15 € la chambre double avec le petit-déjeuner. www.asikpansiyon.com
Arykandos Mountain Lodge. À Gokbuk, au-dessus de la rivière Akdag, 40 € la nuit par personne en demi-pension. Tél. : (90) 532 250 50 87.
Sur la Toile
www.lycie.fr : un petit topo sur la voie lycienne avec les temps de marche et quelques images des étapes. A le mérite d’être en français.
www.cultureroutesinturkey.com : le site « officiel » avec une sélection d’hébergements et une actualisation de l’état des chemins. En anglais uniquement. Pour plus de renseignements ou obtenir des cartes, contacter antalya@kulturturizm.gov.tr
À lire
The Lycian Way: Turkey’s First Long Distance Walking Route, de Kate Clow, Editions Upcountry (2014). Un ouvrage complet sur la voie lycienne, par sa conceptrice. N’existe qu’en anglais.